Entretien avec Didier Ottinger, commissaire de l'exposition « Magritte / Renoir. Le surréalisme en plein soleil »

Didier Ottinger
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Conservateur général et directeur adjoint du Musée national d'art moderne-Centre Pompidou, Didier Ottinger est le commissaire de l'exposition « Magritte / Renoir. Le surréalisme en plein soleil. ». Il nous parle de la confrontation artistique entre Magritte et Renoir mise en scène dans l'exposition.

Corps de texte

Magritte est un artiste dont l’œuvre est largement diffusé. Comment expliquer que la production de la période « Renoir » présentée dans l’exposition soit si peu connue du public ?

Si la Période Renoir de Magritte est ignorée du public, c’est que ce public n’y a pas été confronté !  Absente des expositions, invisible dans les publications consacrées à l’œuvre de Magritte, cette période a longtemps été ignorée, négligée par les historiens de l’art, les commissaires d’expositions, les conservateurs de musées. Les raisons de cette « inattention » sont multiples : elles tiennent à la prégnance d’une historiographie pour laquelle le style propre à chaque artiste est une valeur cardinale avec laquelle les artistes eux-mêmes ne sauraient trop « jouer ». Elle tient aussi à des critères de goût : le « kitsch » plus ou moins revendiqué par Magritte pendant cette phase de son œuvre n’est pas sans poser problème. Enfin, le « darwinisme » qui a longtemps régit la pensée des historiens modernistes n’est pas pour rien dans l’occultation de la période Renoir. Que Cézanne passe d’un art « couillard » à un art de la synthèse formelle et chromatique s’entend assez bien en ce que cette « évolution » semble logique, rapportée au développement cognitif… Que l’impressionnisme fasse retour après l’invention du cubisme et de l’abstraction, pose un tout autre problème…

Comme Magritte, d’autres artistes tels Francis Picabia ou Jean Hélion, ont modifié leur façon de peindre en réponse aux heures sombres de la guerre. S’agissait-il d’un mouvement collectif ?

Rares sont de fait les artistes pour lesquels la guerre a été un agent de remise en cause radicale de leur art. Pour Jean Hélion, qui passe de longs mois dans un Stalag – avant de s’en évader – la guerre est le moment d’une réévaluation des enjeux philosophiques qui l’avaient conduit à produire une peinture abstraite. Il s’interroge sur la troublante coïncidence qui a fait que l’image de l’homme ait disparu de l’art le plus avancé alors que les totalitarismes procédaient à une destruction, elle bien réelle, de l’humanité. Cette prise de conscience le conduira à réhabiliter pour son propre usage, une figuration qu’il ne peut plus voir comme l’aberration que condamne un « progrès » jugé inéluctable. Les réactions de Picabia et de Magritte à la guerre sont étonnamment similaires alors que les deux artistes ignoraient ce qui se produisait dans leurs ateliers respectifs. Pour des raisons sommes toutes très différentes, l’un comme l’autre décide de « résister » à la terreur, à l’angoisse du temps par des œuvres qui célèbrent le plaisir, qui chantent « le beau côté de la vie » ainsi que le dira Magritte.

Dans sa mutation artistique, Magritte se tourne vers Renoir. Quel était le regard de Magritte sur les artistes impressionnistes ?

Ayant rejoint le surréalisme, Magritte ne pouvait que partager le discrédit qu’André Breton et ses proches avaient fait peser sur toutes formes de réalisme (le SUR- réalisme est bien un dépassement, une négation du réalisme). L’impressionnisme est un réalisme, et à ce titre combattu par un mouvement qui entend se référer à un « modèle intérieur », qui puise son inspiration dans l’inconscient. À la lumière des Impressionnistes, le surréalisme a opposé l’obscurité, la nuit, celle de Novalis et des Romantiques allemands ; il a préféré les ténèbres dans laquelle il a plongé l’exposition de 1938. Man Ray, promu chef des lumières de l’exposition avait organisé la distribution de lampes torches à ses visiteurs, seul moyen pour eux d’en découvrir les œuvres ….  S’en référer à Renoir, comme le fait Magritte à partir de 1943, relève donc de la pure provocation au regard des valeurs du surréalisme !  Lorsqu’il renonce à la nuit surréaliste, Renoir est le modèle qui s’impose à lui. Parmi les Impressionnistes, il est celui dont les représentations féminines s’accordent la mieux à l’érotisme qui est la pierre angulaire de cette période de l’œuvre de Magritte. Renoir est aussi celui auquel les peintres modernes, Derain, Picasso et Matisse ont rendu hommage.

Magritte disait : « Être surréaliste, c’est bannir de l’esprit le « déjà vu » et rechercher le pas encore vu ». Ne vient-il pas se contredire en regardant vers Renoir ?

En reprenant à son compte la quête d’un surréalisme voué à l’expression d’un « modèle intérieur » (celui du rêve, de l’inconscient), Magritte s’affirme en surréaliste diligent. L’histoire des relations du groupe surréaliste belge avec la « centrale parisienne » du mouvement est toutefois émaillée de malentendus, de frondes, de querelles ouvertes. En pleine guerre mondiale, affichant son intérêt pour l’œuvre de Renoir, Magritte est pleinement conscient du caractère provocateur de ce choix. L’impressionnisme de Renoir, son sensualisme, son réalisme, sont en tous points opposés au SUR –réalisme de Breton, à son apologie d’un « modèle intérieur » que symbolisent les portraits des poètes et des peintres du mouvement posant les yeux fermés devant l’objectif.

Dans sa recherche de lumière, Magritte est parfois clinquant voire kitsch ce qui explique la présence de Jeff Koons dans l’exposition lequel revendique cet héritage. Comment définir le kitsch ? Comme s’établit la filiation entre Magritte et Koons ?

Apparu à la fin du XIXe siècle, la notion de Kitsch a été associé à la culture populaire (roman rose, roman-photo, polar, science-fiction, cinéma populaire, caricature…), à une tendance à transformer (« dégrader ») la « haute culture » en objets de décoration ou de divertissement. L’opposition entre haute culture et Kitsch constitue un des fondements du modernisme. Devenu surréaliste, Magritte souscrit à un art « moderne » identifié à une conscience critique, réflexive. Il produit un art « théorique », voué, entre autre, à l’exploration des relations entre mots et images. Au début des années quarante, il reconsidère les fondements du surréalisme, troque une peinture des mots contre une autre vouée aux nus et au bouquets de fleurs, abandonne la critique au profit de la séduction, délaisse la rigueur analytique pour des images « plaisantes ». Ce mouvement est à rapprocher des convictions politiques de Magritte, à  ses convictions communistes. S’emparant de l’art de Renoir, il cite l’œuvre qui a été à l’origine de la plus grande déclinaison « kitsch », qui s’est le plus démultipliée sur les calendriers des postes, sur les bonbonnières… Faisant sans équivoque le choix du « Kitsch », Magritte fait d’abord le choix d’un art « populaire » et quitte la tour d’ivoire de l’artiste moderne…

Le « kitsch » que revendique Jeff Koons répond à un contexte culturel qui n’est pas celui du « grand art » de la « vieille Europe ». Lors de sa visite de l’Amérique, au milieu du XIXe siècle, Alexis de Tocqueville avait été frappé par la dimension « démocratique », populaire de l’art de la jeune nation. Des années plus tard, un des premiers philosophes américains, Waldo Emerson prônera un art dont l’inspiration sera libérée de ce qu’il nomme : « les muses aristocratiques de l’Europe ». Jeff Koons exemplifie ce « génie » américain, cette défiance à l’endroit d’un art jugé « élitiste ». Le « kitsch » militant de Magritte ne pouvait que rencontrer le « kitsch » démocratique de Koons….

Le musée de l’Orangerie présentait l’exposition « Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique » à l’automne 2020. Quels étaient les liens entre De Chirico et Magritte ?

La « légende dorée » du surréalisme attribut à Georgio de Chirico nombre de conversions d’artistes du groupe. Tanguy tombe littéralement de la plateforme d’un bus à la vision d’un tableau de de Chirico accroché dans la vitrine d’une galerie d’art. C’est en découvrant dans un magazine la reproduction du Chant d’amour de de Chirico que Magritte se converti au surréalisme. Ses premiers tableaux intègrent les déformations perspectivistes de de Chirico, lui emprunte nombre de ses motifs (dont les quilles). Il n’est pas exclu de penser que Magritte hérite également de l’apostasie de de Chirico… En 1919, las de l’atmosphère inquiétante de ses places d’Italie, de Chirico renoue soudainement avec les charmes de la peinture ancienne, celle de Titien en particulier, qu’il revoie dans les collections du palais Borghèse. Ce « virage stylistique » lui vaudra les foudres d’André Breton. En 1946, lorsque Breton découvre les œuvres récentes (celles de la guerre) de René Magritte, il ne manque pas de lui rappeler combien sa sortie du surréalisme avait couté cher à de Chirico.